De Szamotuły, Penderecki, Haydn, Bacewicz, Szymanowski… cherchez l’intrus ? Outre son statut irrévocable de père spirituel et conceptuel du genre redoutablement exigeant que constitue le quatuor à cordes, l’œuvre de Joseph Haydn est encerclée ici par une pléiade de compositeurs polonais. L’ouverture programmatique se fait chronologique et débute par la partition d’un érudit de la renaissance polonaise, Wacław de Szamotuły, dont le nom nous restitue sa ville d’origine. La plénitude des trois chorals portés par une douce subtilité des reliefs y est notamment ébranlée par l’art extrêmement sensuel et suggestif de Karol Szymanowski dans son Nocturne et Tarantella initialement conçu pour violon et piano. Aussi, est-ce avec la collaboration du violoniste virtuose Pawel Kochanski que Szymanowski élabore selon ses dires : « un style nouveau, un nouveau mode d’expression pour le violon […] ». La lecture de la partition limite pourtant cette affirmation, les techniques violonistiques utilisées n’étant guère nouvelles. L’innovation se situe cependant au niveau de la combinaison des éléments diablement virtuoses et leur intégration subtile, ingénieuse et instantanée au discours musical. Celui-ci s’inscrit dans une volonté de recherche de couleurs sonores neuves du point de vue du timbre et de l’harmonie, mais aussi d’une plasticité presque improvisée, réelles considérations compositionnelles de Szymanowski.
À la mort de ce dernier en 1937 survient une nouvelle génération de compositeurs modernistes dont Grazyna Bacewicz fait partie. Compositrice artistiquement engagée dans le contexte d’un réalisme socialiste polonais de masse, celle-ci s’insurge contre la nouvelle doctrine et les plans gouvernementaux. Ainsi, poursuit-elle un but individuel passionné générant avec succès une nouvelle audience pour les concerts de musique contemporaine et prônant une noble indépendance stylistique. D’abord influencée par le lyrisme suave de Szymanowski, sa musique d’après-guerre devient plus vive, dynamique et se façonne à partir de Stravinsky, Bartók et Prokofiev. Hétérogène, le style de Grazyna Bacewicz propose un mélange gracile entre néoclassicisme formel et influences folkloriques stylisées. À l’intérieur de son importante production de chambre, ses sept quatuors ne dérogent pas à cette synthèse ; cependant, son quatrième opus du genre – premier prix du Concours International pour quatuor à cordes de Liège de 1951 – interpelle plus intensément par son sens marqué du conflit, tangible symbole contextuel et politique qui évoque la définition de Grazyna Bacewicz sur son œuvre: « Il se passe beaucoup de choses dans ma musique, elle aime partir à l’attaque tout en étant lyrique ».
Les sonorités et l’expérimentalisme de l’école polonaise sont à leur tour brillamment illustrés par l’écriture de Krystof Penderecki. Son troisième et récent quatuor – commandé par le Shanghai Quartet en 2008 en honneur du septante-cinquième anniversaire du compositeur – s’éloigne des deux quatuors avant-gardistes (de 1960 et 1968) qui précèdent. Alors que ces derniers portaient la marque d’une forme de rébellion contre la tradition classique du genre, le troisième quatuor de Penderecki revient à des fondements plus traditionnels. Suite à un accord initial de mi bémol mineur, l’alto déploie une mélodie qui amorce l’acheminement de ce mouvement unique découpé en quatre à cinq sections contrastantes au niveau des tempi et du caractère. Penderecki se joue équitablement de l’alternance des sections brillantes et énergiques et des instants de douceur méditative exemplifiée notamment par l’Adagio notturno rêveur. Ce parcours stylistique entre les deux premiers quatuors et les Feuilles d’un journal non-écrit offrent sans doute un regard rétrospectif sur la trajectoire sinueuse du compositeur. On décèle pourtant dans ce dernier exemple du genre des textures qui rappellent les études « sonoristiques » de Penderecki, un air de violon tzigane et l’alternance pêle-mêle d’idées et de tempi qui corroborent ainsi à l’incarnation du concept selon lequel on peut changer de style mais pas de fondements identitaires.
Orane Dourde