Le caractère sérieux de ces chants vient de leurs textes sacrés. À l’instar de son Requiem Allemand, Brahms choisit des extraits de la Bible luthérienne qui figurent ici pour la plupart dans l’Ecclésiaste. Le registre grave de la voix ainsi que les tonalités majoritairement mineures soulignent la thématique de l’op. 121, exclusivement tournée vers la mort. Étrange coïncidence cependant que le celle d’un choix programmatique funèbre pour un recueil qui sera le réel chant du cygne du compositeur. En effet, lors de la rédaction des Quatre Chants Sérieux Brahms souffrait déjà d’un cancer qui aura raison de lui onze mois après l’écriture de l’œuvre. Non sans ironie, il affirmait en mai 1896 lors de son soixante-troisième anniversaire que ce cahier constituait un présent personnel «c’est un cadeau d’anniversaire que je me suis fait à moi-même. À moi seul».
Aussi, les mots issus du troisième des chants devaient-ils sans doute trouver une résonnance intime à ses oreilles: «…Ô Mort, comme tu es amère Ô Mort, comme tu fais du bien à l’assoiffé, à l’homme âgé et privé de ses forces À l’homme agité de soucis Et qui n’a pas mieux à espérer Ni a attendre! Ô Mort, quel bien fais-tu!». Les paroles des Saintes Écritures trouvent également, outre l’expression de la propre vie d’accomplissement de Brahms, un écho intime dans les morts récentes de Max Klinger – père d’un ami et dédicataire de l’œuvre – et surtout de Clara Schumann qui décède quelques jours après l’achèvement des ces pièces. Les quatre parties s’enchaînent ici afin de former un testament spirituel des plus édifiant et contrasté: le premier numéro «Denn es gehet dem Menschen» (Ce qui arrive à l’homme, Ecclésiaste 3: 19-22) s’attarde de manière grandiose et éloquente sur le sors de l’homme qui n’est autre que celui de la bête, car «tout n’est que vanité». Il s’ensuit l’Andante en sol mineur «Ich wandte mich » (je me tournais, Ecclésiaste 4: 1-3) illustrant avec compassion les tourments et luttes de l’homme durant sa vie. Enfin la mort incompréhensible puis libératrice fait son apparition dans «O Tod, o Tod, wie bitter bist du» (O mort, que tu es amère, Siracide de l’Ecclésiastique 41:1-2), dont la thématique contrastée est marquée par un passage du mode mineur au mode majeur sur mi. L’œuvre se termine alors par «Wenn ich mit Menschen» (Quand même je parlerai toutes les langues des hommes) (Corinthiens 13:1-3 et 12-13) à l’intérieur duquel le chant se fait tantôt réflexion, introspection, consolation.
La production du compositeur dans le domaine de la musique de chambre est considérable et rejoint intensément ses préoccupations et intérêts d’écriture. Le musicologue Claude Rostand (1912-1970) dira si justement, au sujet de la musique de chambre du musicien, que «…Brahms, le premier après Beethoven, a trouvé un équilibre particulier entre l’inspiration et la science. Après lui, en son siècle, il a été imité, mais il ne semble pas abusif de dire qu’il n’a pas été égalé…».
De manière générale, on peut relever différentes sources d’inspiration ayant influencé l’écriture brahmsienne; au côté des éléments associés à la nature ou des traits populaires tziganes, on retrouve des composants biographiques incontestés liés aux rencontres personnelles et aux affinités musicales du compositeur. Ainsi, le Trio pour clarinette, violoncelle et piano op. 114 en la mineur porte l’empreinte de l’incitation artistique du clarinettiste Richard von Mühlfeld envers lequel Brahms développa une sincère estime, aussi bien fraternelle que musicale. Au début de l’année 1891 et à la suite d’une période peu féconde, le compositeur se rendit en voyage à Meinignen. Lors de ce séjour, il s’entretient plusieurs jours avec le talentueux Mühlfeld alors membre de l’orchestre du palais ducal de cette ville. Curieux des possibilités sonores et techniques de la clarinette qu’il apprend à connaître, Brahms s’investit alors à la réalisation de ses deux premières œuvres de chambre pour clarinette, le Trio op. 114 et le Quintette op. 115. La partie initiale Allegro du premier trio s’articule autour d’une forme sonate – avec exposition/développement/réexposition et coda – et présente d’emblée la mise en scène des facultés sonores de l’instrument à vent, arpèges et traits mélodiques y étant largement déployés avec souplesse et sinuosité. L’Adagio contrasté en Ré majeur succède à cette courtoise entrée en matière et plonge l’auditeur dans le lyrisme mélodieux et rêveur des instruments avec tendresse. Le troisième mouvement Andantino grazioso rejoint quant à lui cette impression de la nature – thématique chère au compositeur et l’époque – par un style Ländler à la coloration douce, paisible et bucolique. En son centre, un épisode plus mystérieux et secret vient quelque peu troubler cette atmosphère. Le sévère Finale: Allegro incorpore à sa texture musicale une nouvelle forme sonate usant d’un jeu serré entre thèmes et idées secondaires qui s’entremêlent afin de créer un tissu sonore inhabituel, tandis que la dimension conclusive du mouvement apparaît grâce à la reprise du thème principal lors de la coda.
Afin de célébrer son septantième anniversaire, le chef d’orchestre et mécène suisse Paul Sacher s’est vu commander en son honneur une douzaine de pièces pour violoncelle seul. Ainsi, les grands noms de Berio, Boulez, Lutoslawski, Britten, Huber, Holliger, Dutilleux, Henze, Ginastera, et quelques autres se sont-ils associés à cet hommage. Rostropovitch, ami de longue date de Sacher, se devait quant à lui d’en être le premier interprète. Or il ne les joua jamais toutes! Dans ce contexte, le matériau imposé aux compositeurs par les circonstances commémoratives repose ici sur un procédé exploité depuis le Moyen-Âge consistant en la transposition des lettres d’un nom en notes musicales, technique qui devient une véritable signature chez certains compositeurs comme Bach notamment. Ces pages évocatrices mettent alors en scène un motif directement issu de la notation germanique du nom du dédicataire, à deux exceptions près : le «S» initial transformé phonétiquement en Es, c’est-à-dire Mib, et le «R» final apparenté par consonance au Ré du système latin de solmisation. La succession suivante: mib, la, do, si, mi (ré) constitue donc l’échos sonore des lettres SACHER. Dans son œuvre Sacher Variation, le chef de file de l’école moderne polonaise Witold Lutoslawski y déploie cette combinaison de notes de telle sorte à créer une conscience progressive du matériau thématique qu’il soumet principalement à la transposition des registres. Le motif «Sacher» est initialement fragmenté dans le registre grave, puis se construit selon une progression numérique déterminée pour culminer dans un sommet sonore porté par l’intensité dynamique, la longueur de son énonciation et le registre aigu.
La guerre de 1914-18 incite un grand nombre de personnalités intellectuelles à se réfugier en Suisse dont, parmi eux, Igor Stravinsky qui se confine en terrain vaudois l’espace de plusieurs années. En ces moments de troubles mondiaux, l’intérêt du musicien se tourne alors vers la composition d’œuvres pour petits ensembles dont la célèbre Histoire du Soldat (ne nécessitant que sept instrumentistes, trois acteurs et un récitant) constitue l’un des achèvements des plus originaux. Ce nouvel attrait pour les effectifs réduits résulte en réalité d’une prise de conscience du musicien qui estime que la vie musicale ne peut plus, en terme de coûts budgétaires, réaliser de partition d’ampleur symphonique mahlérienne. Aussi, les Trois pièces pour clarinette seul se situent-elles dans cette mouvance compositionnelle. Ces dernières sont un remerciement de Stravinsky au mécène et clarinettiste Werner Reinhart, lequel a financé la période «suisse» du compositeur. La partition, datant de 1919, est une merveille de précision; respirations, accents et tempi y sont soigneusement annotés. Alors que les deux dernières pièces résonnent de leurs accents décalés et scandés aux influences jazzistiques malicieuses, la première pièce présente d’emblée une longue litanie méditative et tranquille de nuance piano qui se perd dans les résonnances profondes et mélancoliques de la suave clarinette en La dans son registre grave. La présentation du thème basé sur une échelle pentatonique s’y déploie, puis le thème est répété, modifié par élision subtile des valeurs rythmiques et transposé pour finalement se fondre en un ostinato se propageant jusqu’à la reprise du thème. Ici, en l’absence d’accords, Stravinsky crée une cohésion prégnante entre la mélodie et le rythme, véritablement indissociables et fusionnels. L’ensemble de la pièce semble en suspens tandis que la seule phrase musicale réellement conclusive intervient à l’instant final de la pièce et clôt le discours marqué par le paradoxe d’une forte densité dans le dépouillement.
Orane Dourde